Traversée Mozambique-Durban

d'après Hervé


Samedi 10 Novembre

Archipel de Bazaruto, Mozambique, mouillage immédiatement à l'Ouest de la pointe Chissangune, île de Santo Antonio.

(Nous quittons Bazaruto à 5h20, direction Richard's Bay ou Durban, plus de 500 milles en 4 à 5 jours.)



Le vent de Sud a soufflé une grande partie de la nuit, les haubans aussi, mais la protection de la langue de sable a suffit à rendre la nuit confortable.

Nous sommes vraiment au milieu de  nulle part ; je prend deux photos panoramiques, de l'arrière à l'avant du bateau, une de chaque bord, en souvenir.

Nous levons l'ancre très tôt le matin pour embouquer la passe à marée haute. Bernard a préparé une route GPS de 3 miles avec 5 changements de direction pour éviter les bancs de sable, bien visible sur la photo satellite. Le premier segment nous amène au milieu de l'embouchure. De là, où que l'on regarde vers la sortie, on ne voit que barres déferlantes plus ou moins lointaines. On voit aussi le voilier américain et le catamaran qui, partis avant nous, y sont déjà largement engagés, voire presque sortis, après avoir utilisé la même séquence que la nôtre. Nous avons donc toutes raisons d'être confiants et de nous engager.

Après un changement de direction dont le sens échappe à la vue mais pas au sondeur qui affiche quelques mètres au dessus de la marée, nous nous dirigeons droit sur une barre très bien formée de plusieurs ondulations très hautes quoique non déferlantes ; un nouveau virage est évidemment prévu et cela n'a rien d'inquiétant. À ceci près que la barre arrive très vite, alors que le point de virement tarde à venir. Arrivé à une centaine de mètres, j'appelle Bernard à monter sur le pont en catastrophe, prêt à faire demi-tour ; confiant dans sa technicité et dans ses instruments, Bernard maintient sa route, il me demande juste de la modifier un peu pour prendre les vagues bien de face, et le rodéo commence ; curieusement, rien ne valse à l'intérieur et la profondeur apparaît importante, 13 m au dessus de la marée haute. Ouf ! Pour la suite du gymkhana, la confiance maintenant établie supportera pourtant quelques ajustements de dernière minute, lorsque la route prévue approchera trop près des barres déferlantes...

Le reste de la journée est moins glorifiant : le vent de 20 nœuds est exactement parallèle à la côte que nous devons longer sur 120 miles, nous l'aurons donc en plein dans le nez ; nous aurions le choix de tirer des bords au large pour grignoter peu à peu la route, mais cette option, compte tenu de la faible remontée au près de notre bateau, nous demanderait 3 jours de navigation, ce qui entamerait trop la  période de vent portant que nous espérons trouver dans la suite du parcours ; nous affrontons donc le vent de face, au moteur, dans une mer formée par 3 jours de vents forts. Faut-il, dans ces conditions, maintenir la grand-voile hissée quoique faseyante et la dérive basse ? Nous pratiquons des essais. Première conclusion : la grand-voile haute exige de baisser la dérive, faute de quoi la carène plate de l'OVNI ne sait pas où aller. Seconde conclusion, à régime moteur égal - ce qui, dans un ensemble diesel-hélice, n'est pas exactement à consommation égale, la vitesse gagne 1/2 nœud grand-voile haute et dérive basse. Comment comprendre un phénomène si peu intuitif ? J'y vois deux raisons : le roulis est fortement diminué, ce qui doit favoriser un écoulement laminaire sur la carène, et le mât doit bénéficier d'un meilleur aérodynamisme par suppression des remous arrières.

À midi, nous déjeunons de boîtes de salade mexicaine au thon et de yaourts maison au miel sauvage de Madagascar.

Le soir, purée maison - au lait mais sans beurre ! avec saucisses de Strasbourg.

Moteur, tangage, musique au casque, petits sommes sur la couchette du carré.

En début de nuit, nous passons probablement devant une antenne de téléphonie mobile : sms, emails, mise à jour des fichiers de prédiction des vents et de la mer.

Dimanche 11 Novembre

En mer, côte du Mozambique, entre l'île de Bazaruto et l'Afrique du Sud.

Peu à peu, le vent de Sud s'est affaibli dans la nuit et a adonné vers le Sud-Est en devenant très variable en force et en direction, mettant en échec le régulateur d'allure par des départs au lof et à l'abattée dûs à une mer restée forte. Au petit jour, nous sommes encore à 30 milles d'Inhambane, nous pouvons mettre le génois et arrêter le moteur. Nous retrouvons le réseau de téléphonie mobile du Mozambique « Movitel » en passant devant la pointe d'Inhambane et ne le perdrons plus jusqu'à la pointe Zavora.

Temps de demoiselle, près bon plein avec vent faible, appuyé par le moteur. À midi, nous l'arrêtons pour manger dans le calme : mahi-mahi (conservé sous vide au réfrigérateur depuis...) à la tomate, riz, compote. La vitesse descend à 4 noeuds. Nous longeons la côte du Mozambique à environ 6 milles (10 km) de distance. Elle nous apparaît sableuse, formée d'une très haute dune couverte d'une végétation aride ; les seuls signes de vie sont quelques fumées sur les hauteurs. Je me fais la réflexion que seuls quelques pêcheurs devaient y habiter et je regarde machinalement vers l'avant : deux canots modernes, en plastique, dotés de petits hors-bord, sont à une cinquantaine de mètres, montés chacun par six ou sept personnes qui s'y entassent, pêchant chacun à la dandinette. Les aurions-nous vu de loin que nous serions allés vers eux, les prenants pour de possibles naufragés. Se sont-ils déplacés de quelques mètres pour éviter notre trajectoire ? Avons-nous eu chacun de la chance ? Sont-ce des pêcheurs du Dimanche ? Nous nous faisons de grands signes amicaux en leur souhaitant bonne chance. Éloignés comme ils le sont de la côte, partir à deux canots, donc à deux moteurs, et rester groupés est une mesure élémentaire de prudence.

Le soir, nous doublons la pointe Zavora, puis nous continuons vers le Sud-Sud-Ouest et Richard's Bay ou Durban, le choix de Bernard n'étant pas encore fait, en quittant la côte qui s'incurve vers le Sud-Ouest. La nuit tombée, nous sommes toujours en contact visuel avec le catamaran sorti en même temps que nous de l'archipel de Bazaruto. Nous sommes peu à peu rattrapés par un bateau à moteur qui suit la même route que nous ; le vent monte d'un cran et nous arrive maintenant de travers ; notre vitesse monte à 6 ou 7 noeuds, notre rattrapant reste un bon moment sur notre avant-tribord. Un cargo nous croise, sur une route exactement opposée à la nôtre ; nous sommes 4 bateaux à quelques milles de distance, dans la nuit noire, aurions-nous déjà retrouvé la société occidentale ? À Paris, on commémore les 10 millions de patriotes décédés pendant la première guerre mondiale, en opposant patriotisme et nationalisme. Aurait-on oublié l'internationalisme ? Aurait-on oublié que beaucoup de ces morts, s'ils n'étaient pas internationalistes avant la guerre, le sont devenus avant de se faire tuer, dos ou face aux gendarmes de leur propre pays ?



Lundi 12 Novembre

En mer, entre le Mozambique et l'Afrique du Sud.

Troisième jour de cette traversée.

Toute la nuit, le vent a soufflé modérément du Sud-Est, travers à notre route, nous avons bien avancé. Soleil levé, le catamaran et le bateau à moteur ne sont plus visibles. La mer s'est levée dans la nuit avec le renfort du vent, des petits moutons blanchissent la crête des vagues ; soudain, dans un bruit de grosse masse frappant la coque, une petite déferlante, à l'évidence très isolée, asperge le cockpit.

Deux oiseaux chassent dans le sillage, rasant l'eau, reprenant quelques mètres de hauteur de quelques coups d'aile, replongeant derrière une vague, inlassablement. Pourquoi chasser au large, alors que leurs proies ne doivent peser que quelques grammes ? Pourquoi sont-ils deux ? On ne les imaginent pas jouant à la bête à deux dos en l'air ou sur les vagues, encore moins y pondre un œuf. On ne les imaginent pas non plus se porter assistance, ni même se partager leurs proies. Probablement  ont-ils une garçonnière à terre... Bon sang ! Ils ne sont plus deux, mais quatre, cinq, six, une garçonnière ne suffit plus, il faut une maison de famille ! Sept, huit, neuf, et de deux espèces bien différentes ! Là, il leur faut un lupanar !

À midi, le vent est à 20 noeuds et nous le prenons grand largue, conformément aux fichiers prévisionnels des vents. La mer s'est reformée, un peu désordonnée par la petite rotation du vent, nous la recevons sur la hanche, tangage et roulis alternés dans un dandinement continu. Nous avançons à 7,5 noeuds, dont probablement 1 est dû au courant des Aiguilles. Richard's Bay est à 180 milles, nous devrions arriver à sa hauteur demain en fin de journée, probablement allons-nous continuer sur Durban où nous arriverions Mercredi matin.

Au menu, salade composée de concombre (le dernier, de Madagascar), maïs en boîte, comté et oignon, puis yaourt maison au miel sauvage.

En milieu d'après-midi, Bernard refait ses calculs : à notre vitesse actuelle, nous arriverons dans la nuit à Durban ; par ailleurs un renforcement du vent est prévu jusqu'à 25 noeuds, avec rotation au vent arrière ; il décide d'anticiper en affalant la grand-voile ; nous perdons 1 noeud de vitesse et il suffira maintenant de rouler le génois pour nous adapter au vent.

Au coucher du soleil, nous rattrapons le catamaran qui a aussi baissé sa grand-voile ; son foc est très petit, il a perdu beaucoup de vitesse.

Apéro au vin blanc avec le dernier demi-ananas, lentilles au lard, pomme ou compote.

Vers minuit, nous avons perdu de vue le catamaran. Nous sommes au grand-largue babord amure. Le vent change très souvent de force, faisant lofer le bateau lorsqu'il forcit de 12 jusqu'à 22 noeuds ; il faut régler le régulateur d'allure très souvent, ce qui ne suffit pas à conserver globalement notre cap.

Nous croisons un cargo, qui fait exactement une route inverse à la nôtre ; je profite d'un renforcement passager du vent pour laisser lofer, ce qui suffit à l'éviter tout en restant manœuvrant, éloigné du vent arrière et de l'éventuelle nécessité d'empaner.



Mardi 13 Novembre

En mer, entre Mozambique et Afrique du Sud.

Au lever du soleil, nous sommes toujours grand-large babord amure. Le vent, mais surtout la mer ont forci. À peine posé sur la marche de la descente pour être monté dans le cockpit, le petit déjeuner prend son envol ; cela décide Bernard à rouler le génois au 6/8 de sa bordure, réduisant ainsi sa surface à 6x6/8x8 = 56% de sa surface potentielle.

Vers 13 heures, nous passons devant Richard's Bay, à environ 10 milles de la côte. Le vent a encore beaucoup augmenté, de 28 à 33 noeuds dans de longues rafales ; le génois a été roulé jusqu'à une surface de quelques mètres carrés ; malgré cette réduction, notre vitesse sur le fond est encore de 9 noeuds, dont probablement 4 à 5 sont dûs au courant des Aiguilles, particulièrement fort à l'endroit où nous sommes et renforcé par le vent ; la mer est également forte ; j'estime les creux à 3 m, les vagues sont abruptes et les moutons qui les ornent prennent de plus en plus souvent l'aspect de petites déferlantes dont les embruns montent jusqu'au cockpit ; le ciel est gris, nuageux, la visibilité est réduite à quelques milles.

Une ribambelle de minéraliers sont mouillés entre nous et la côte, par 50 à 100 m de fond, sans aucune protection, espacés les uns des autres d'à peu près 1/2 mille, probablement en attente d'un chargement à Richard's Bay.

Dès que nous l'identifions sans ambiguïté, nous visons le cul du dernier avec pour projet de nous rapprocher de la côte pour réduire le courant et le vent, suivant en cela les conseils de notre routeur local ; cette nouvelle direction amène le vent et la mer de travers, des déferlantes claquent sur la coque, mais le courant est tel qu'il nous emporte et nous n'arrivons dans l'axe de notre cible qu'un bon mille derrière lui.

Le catamaran qui nous suit s'annonce au port de Richard's Bay par VHF ; il a probablement approché le chenal d'accès beaucoup plus près de la côte que là où nous sommes passés, mais son propriétaire nous a indiqué être très sous-motorisé avec 2 fois 35 chevaux et être incapable de remonter un vent de plus de 25 noeuds ; nous espérons qu'il parviendra à rejoindre les jetées avant d'être emporté hors du chenal.

En ce qui nous concerne, nous rapprocher de la côte nous réussit ; nous sommes maintenant sur des fonds de 40 m, le courant portant est tombé à 2 noeuds, la mer s'est un peu assagie, nous continuons vers Durban dans le soir tombant.

Au menu, suivant la recette expérimentée de longue date dans ce type de circonstances : pommes de terre à l'eau, œufs durs, pommes crues.

La nuit venue, le vent continue de monter, les rafales atteignent maintenant 35 noeuds, nous avons encore réduit la surface du génois à 2 ou 3 m2 pour maintenir le nez du bateau dans le vent, nous finirons par le border plat dans l'axe pour diminuer au mieux notre vitesse, les déferlantes claquent de temps à autre sur la hanche dans un grand bruit de tôle bousculée en arrosant le cockpit, nous fermons les fargues et le panneau de descente, le veilleur dans le cockpit est en permanence longé, on ne reste pas assis dans le cockpit sans se tenir. Le « quart en bas » se prend tout habillé. Le régulateur d'allure tient le vent arrière avec des embardées de plus ou moins 20°, les coups de gite se succèdent à chaque train de grosses vagues, mais, avec la dérive remontée de moitié, nous ne subirons aucun départ au lof ou à l'abatée.

Académiquement, nous ne sommes pas en fuite puisque nous sommes sur la route de là où nous allons, mais il nous serait difficile d'aller ailleurs.

Dans la nuit, la durée des quarts diminue pour répondre à la plus grande tension de la veille, mais la fréquence des déferlantes diminue. Nous prenons confiance dans la capacité du bateau à soulager de l'arrière sans enfoncer l'avant, mais nous n'aurons jamais eu l'impression d'être en autre danger qu'être trempé.

Bernard passe son dernier quart de veille assis sur la plus haute marche de la descente, dos aux fargues, capot ouvert ; il me dira plus tard ne pas se souvenir d'une navigation plus difficile, sauf lorsqu'il s'est fait coucher en tentant de voir de près le Cap Horn... Heureux caractère qui ne se souvient que des bons moments ? Habitude de ne partir qu'en bonne saison, avec une bonne météo ? Mémoire déformée par plusieurs années de tropiques et d'alizés ?

Nous approchons de Durban et de l'aube. Le trafic autour de nous est de plus en plus important. Quelques cargos au mouillage nous imposent un dernier détour, ils sont heureusement très bien éclairés et visibles à l'AIS. Nous obliquons vers la terre et le chenal d'accès. Le vent a diminué, les rafales ne dépassent plus 25 noeuds, mais une déferlante claque encore de temps en temps sur la hanche. Peu à peu, le vent diminue, le génois est déroulé, la mer se calme, il est 4h du matin, le jour se lève, le génois est ré-enroulé, le moteur mis en marche.


 Bernard demande par VHF l'autorisation de rentrer au port, elle lui est accordée en anglais, avec un accent à peine compréhensible. Des  vagues déferlent encore à l'entrée de la jetée, nous nous dirigeons vers la marina, nous trouvons la place que le fils de Bernard a réussi à réserver par téléphone, la croisière est terminée. Léonard Cohen a chanté

« All men will be sailors then until the sea shall free them » ; je ne peux qu'espérer que cette liberté soit enfin advenue.


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