De Nosy be à Majunga

d'après Hervé



Lundi 15 octobre

Mouillage de l'île Sakatia.

Notre projet d'aujourd'hui est d'aller mouiller dans la baie des Russes, grande baie accueillante située sur le continent, au Sud-Ouest de Nosy-Be.

Départ en milieu de matinée. Le vent d'Est ne compense pas le courant de marée que nous prenons de face, nous laissons le moteur pour refaire à l'envers le chemin de samedi, jusqu'à sortir du bras de mer séparant l'île Sakatia de Nosy Be.

Ensuite traversée d'une heure au moteur, le vent venant de face, puis deux heures au près, le vent ayant adonné. Nous rencontrons plusieurs bans, probablement de sardines, chassés par des oiseaux et des prédateurs qui créent des gerbes d'eau en remontant à la surface. Certaines de ces chasses sont observées par des touristes qui se sont mis à l'eau avec palmes, masques et tubas depuis le bateau à moteur qui les a amenés. De nombreux pêcheurs aussi, sur des petites pirogues ; ils s'éloignent à plusieurs milles de la côte en étant poussés le matin par le vent de terre, d'Est ; ils pêchent ensuite jusqu'à ce que le vent de mer d'Ouest de l'après-midi les ramènent à Nosy Be. Je n'aimerai pas être à leur place, sur un tronc d'arbre, fût-il creusé et doté d'une pagaie, d'une écope, d'un balancier et d'une voile carrée sur deux vergues en V
, incapable de remonter au vent autrement qu'à la pagaie, en limite de visibilité de la côte.

La baie des Russes dans laquelle nous entrons est très vaste, très bien protégée par une entrée étroite bordée de bancs de sable protecteur ; elle est pourtant bien ventilée, ce qui en fait un mouillage très agréable, ce que confirmera notre descente à terre.

Sur la plage, en face du mouillage, juste à droite après l'entrée de la baie, trois cases de pêcheurs éloignées les unes des autres et un bar improbable. Haut sur la plage, un catamaran de randonnée désarmé. Dans très peu d'eau, amarrée près d'un ancien banc d'huitres semblant former un quai, une grande pirogue à balancier munie d'une voile latine et d'un gouvernail. Sur la plage, un homme carène une pirogue formée d'un tronc creusé surmonté de quelques planches à franc bord. Il remplit les joints avec une étoupe qu'il recouvre ensuite avec le doigt de cire d'abeille. Plusieurs enfants jouent autour de lui, dont un bambin, semblant à peine d'âge à savoir marcher, qui fait des acrobaties sur les traverses de la pirogue ; une femme coud sans s'en soucier. Tout le monde semble parler un français compréhensible. L'homme se propose de nous amener un ou des calamars fraîchement pêchés demain à 9 heures. Nous acceptons volontiers.

Enfin, près de l'entrée de la baie, nous trouvons le bar d'Andrea. C'est une très grande maison construite avec des matériaux et des techniques locales, mais avec goût et fonctionnalité : une grande toiture octogonale protège quelques tables et chaises en bois massif posées sur le sable ; en prolongement, un salon à peine moins aéré, mais construit sur un plancher surélevé, contient fauteuils  en cuir, tables basses et télévision ; en arrière-plan, d'autres pièces délimitées par des cloisons légères en tissage de bois ; sur le côté, dans une petite construction annexe, un bar propose différentes bouteilles à l'achat. Andréa est attablé avec un client devant des bières, tous les deux ont des têtes de pirates ; une femme malgache attend le client un peu à l'écart. Nous expliquons que nous souhaitons monter à pieds sur la crête séparant la baie de l'océan et que nous en cherchons le chemin. Le partenaire d'Andrea nous indique que ce dernier est autrichien et ne parle qu'anglais. Nous réitérons notre demande : Andrea se lève et nous accompagne sur un chemin derrière chez lui, en nous amenant à promettre de repasser boire une bière avant le coucher du soleil, dans moins d'une heure.

Suivant ses explications, nous bifurquons à droite à hauteur de la case de « Johnny » pour arriver à une source et un puit dissuasifs, derrière une lagune de sable couverte par grande marée. Le chemin semble s'arrêter là, nous retraversons la lagune et poursuivons le cours du chemin initial. Il nous mène à une autre source, dans laquelle deux jeunes femmes lavent du linge. Elles sont craintives, le chemin s'arrête là, nous faisons demi-tour. Le jour décline, de nombreux crabes sortent de leurs trous creusés dans le sable dur et humide de la lagune ; certains sont de taille respectable, nous nous étonnons qu'ils ne soient pas chassés. Repassant devant la case de Johnny, nous voyons un vieil homme très maigre faisant cuire son repas sur un petit feu de bois surmonté d'un trépied métallique. Il parle mal le français, nous dit s'appeler Johnny, vivre là depuis toujours en entretenant la plage et autres petits boulots. Il nous explique très clairement le chemin à prendre et à suivre, en dessinant avec son bâton un plan explicite sur le sol. Il nous explique que ce chemin, qu'il qualifie de route, donne accès, une fois redescendu vers l'océan, à une plage, à une maison et, plus loin, à une « cocos-beach ».

Nous allons en repérer le départ immédiatement, en vue de l'emprunter demain matin. Il entame sa montée juste derrière le puits qui avait précédemment arrêté notre tentative, départ dans la colline si discret que nous ne l'avions pas vu.

Nous revenons au bar d'Andrea, buvons une bière, nous sommes les seuls clients. Quelques lumières blafardes épuisent les batteries solaires. Au moment de partir et de payer, Andrea demande 8000 ariany à Bernard, qui paye sans sourciller, quoique le prix n'était que de 5000 euros à la marina du Cratère. Nous rejoignons l'annexe dans le noir ; Andrea nous rejoint sur la plage, nous dit qu'il s'est trompé en nous comptant deux bouteilles de bière grand modèle (66 cl) au lieu d'une et qu'en réparation il nous attend demain pour une bière gratuite. Les pratiques commerciales malgaches ne cessent de m'enthousiasmer tant elles font preuve d'imagination.



Mardi 16 octobre
Baie des Russes, mouillage à droite en entrant.

Nous attendons jusqu'à 9 h le pêcheur qui nous avait promis du calamar frais. Il n'arrive pas, nous cessons de l'attendre et descendons à terre en annexe en rapprochant notre point d'atterrissage de l'entrée de la baie. Nous y trouvons des tables de pique-nique ombragées de toits en feuilles ainsi qu'une espèce de barbecue : l'endroit a été aménagé pour l'accueil des touristes à la journée, on ne sait par qui. Nous verrons effectivement à notre retour un groupe de touristes amené par une vedette à moteur, certains batifolant dans l'eau, d'autres se laissant bronzer sur la plage ou paressant à l'ombre des pergolas.

Nous reprenons le chemin inauguré la veille, qui devrait monter sur la crête pour redescendre vers l'océan. La montée est rude, il fait déjà très chaud et aucun vent ne vient rendre cette chaleur agréable. Le chemin, très étroit, serpente dans une végétation d'arbustes assoiffés s'élevant d'un sol en latérite (sans aucune prétention à l'exactitude géologique de ce terme). Après un parcours en crête tout aussi peu ventilé, nous redescendons vers l'océan. Arrivés à 10 m d'altitude, nous commençons à sentir un petit vent de mer bien agréable. Pour descendre sur la plage, des marches de pierres empilées avec deux rampes en branches, plutôt incongrues en ce lieu très peu fréquenté.

Première tentative d'exploration par la gauche, franchissement très aisé d'une petite pointe rocheuse puis d'un marigot, nous arrivons sur une seconde plage. Un unique cocotier nous nargue, dont nous n'arriverons pas à récolter une noix malgré les coups de bâton que nous lui donnons. Plus loin, une seconde pointe rocheuse termine la plage, nous ne voyons pas le moyen de la franchir.

Retour à l'escalier et seconde tentative par la droite. Arrivés au bout de la plage, dans des rochers, nous n'avons toujours pas trouvé la maison indiquée par Johnny. Plus loin, et jusqu'à l'entrée de la baie, des gros rochers s'empilent sous une petite falaise ; elle n'est probablement pas par ici.

Faisant demi-tour, nous l'apercevons au loin, après la pointe précédemment jugée infranchissable : nous décidons d'une troisième tentative, plus attentive à la présence d'un sentier franchissant cette pointe par la terre. Nous le découvrons effectivement, quelques mètres après avoir commencé la progression sur les premiers cailloux de la pointe infranchissable.

Ce second chemin nous mène à la plage suivante, puis à quelques cases surprenantes : une seule semble habitée, d'une architecture à pignons croisés particulièrement élaborée ; sur la légère dune de sable, une multitude de fleurs banches ou rose-violet, ainsi que de jeunes palmiers protégés par des barrières individuelles de la voracité d'un petit troupeau de chèvres. Mais personne à qui s'adresser.

Deux pirogues à voile viennent vers nous en longeant la côte. Avant d'arriver à nous, elles bifurquent dans une baie cachée à nos yeux, qui doit donc être habitée. Nous nous y rendons, prolongeant la balade au delà de ce qui était prévu.

Les deux pirogues sont déjà désarmées et montées sur le sable, les pêcheurs ont rejoint le hameau de quelques cases en haut de la plage. Seul un pêcheur est resté au bord de l'eau pour écailler à vif un beau mérou qui se débat tant il est encore vivant. Le pêcheur semble métis, il porte des ray-ban et une casquette, s'exprime correctement en français. À ma demande,il explique qu'une seule famille de 3 enfants vit en permanence au hameau, les autres cases, petites, étant occupées pendant la saison sèche par des pêcheurs qui deviendront riziculteurs, ailleurs, pendant la saison pluvieuse.

Dans le hameau, un pêcheur a suspendu une grande raie à un arbre pour la débiter en gros morceaux. À ses pieds, une tête de requin qui a subi le même sort.



Un autre pêcheur a sorti une grosse balance, moderne, avec cadran. Les habitants du hameau se sont groupés autour de lui pour assister à la pesée. Il sort les poissons d'un coffre en plastique qu'on peut penser isolant jusqu'à avoir un poids presque rond sur la balance, puis choisit soigneusement le dernier pour le compléter très précisément. Les poissons pesés sont ensuite mis à l'écart, en autant de tas que de pesées. Je comprend que les pêcheurs ont un accord avec les résidents, à charge pour ces derniers d'assurer le séchage.

Revenant sur nos pas, nous découvrons plusieurs coquillages de forme inhabituelle. Un prédateur poursuit un poisson qui sort de l'eau pour ricocher sur plusieurs mètres et lui échapper.

Retour dans la baie épuisant de la chaleur du midi, le vent de mer ne montant toujours pas au delà d'une dizaine de mètres d'altitude.

Arrivés dans la baie, nous allons boire notre bière promise par Andrea. Il dort dans un hamac, la maison gardée par une jeune malgache et un garçon café au lait d'environ 3 ans. Réveillé, Andrea nous explique avoir 61 ans et vivre là depuis une dizaine d'années. Après avoir été informaticien « mainframe » et avoir beaucoup voyagé à la recherche de son idéal, il est arrivé à Madagascar pour randonner hors des chemins habituels et a fini par s'arrêter là, affirmant avoir trouvé l'endroit où il souhaitait mourir. Il y a dessiné sa maison et l'a fait construire en technique traditionnelle par des artisans de Nosy Be, auxquels il reproche de ne pas avoir pensé pérennité. Pour l'eau, il faut aller la chercher à la source ; il simule un portage sur la tête, nous comprenons qu'il ne s'en charge pas lui-même. Il n'a pas de bateau ; lorsqu'il doit aller à Nosy Be, il attend le passage d'un boutre. Il n'a pas d'amis malgache, pour éviter d'avoir à les abreuver gracieusement. Il retourne régulièrement visiter sa mère en Autriche car elle n'a plus l'âge de venir chez lui. Les voyageurs tels que nous semblent ses seuls liens avec son passé.

Le petit garçon joue sur la plage, il se fait mal à un doigt, vient en pleurant vers le hamac. Andrea le prend dans ses bras, le console très tendrement, nous comprenons qu'il en est le père. Lorsqu'il aura 6 ans, il ira à l'école du village le plus proche, 20 minutes de pirogue et 20 minutes de marche. À 12 ans, ce sera au mieux la pension à Nosy Be.

La jeune malgache est-elle la mère ? Elle semble s'emmerder ferme en regardant la télé et en attendant le client.

Retour au bateau ; une jeune femme, élégante dans sa robe très colorée, vient nous proposer des calamars pêchés le matin, nous les lui achetons. Deux dauphins ondulent à quelques mètres. Régulièrement, un grand « plouf » témoigne d'une chasse, suivie ou non d'une fuite à mort. Je vide les calamars et jette leurs tripes à l'eau ; aussitôt, deux rémoras (poissons avec une ventouse sur la tête, vivant en symbiose avec le vecteur auquel ils s'accrochent) sortent du dessous du bateau.

Nous ouvrons une bouteille de vin blanc de Madagascar : goût inhabituel de bois goudronné, déplaisant, qui se dégradera le lendemain en oxydation et acidité jusqu'à devenir imbuvable.


Mercredi 17 octobre

Baie des Russes, mouillage à droite en entrant

Nous nous mettons en route sans perdre de temps pour arriver avant le soir à la Honey river (la rivière du miel) dans laquelle nous savons pouvoir mouiller sans souci.

Mais avant cela, nous avons prévu un mouillage provisoire près de l'île Nosy Antsoha, réputée pour ses fonds et pour abriter des lémuriens.

Nous mouillons devant la plage, sur fond de sable, avec 4 m d'eau, après avoir contourné l'île par le Sud. La plongée se révèle moins intéressante qu'annoncé, seules que patates de corail sont intéressantes par les poissons qu'elles concentrent.

Balade à terre. Peu après le lever du jour, nous avons vu un homme en pirogue débarquer sur l'île et s'enfoncer dans la végétation. Cela avait déclenché un vacarme de cris annonciateur de faune. L'île nous avait de plus été signalée comme abritant des lémuriens. À peine sommes-nous montés dans le chemin s'élevant de la plage que l'homme précédemment aperçu nous interpelle en français et nous propose de venir voir les lémuriens. Nous le suivons sur quelques mètres, il sort une petite banane de sa poche et roucoule bizarrement. Deux lémuriens blanchâtres descendent d'un grand arbre, s'approchent par bonds, exactement comme le Marsupilami de Spirou, la longue queue ne faisant toutefois pas ressort. Ils viennent réclamer leurs bouts de banane, nous pouvons les photographier de très très près.





Un autre homme nous rejoint et nous invite à voir une autre espèce. Nous le suivons et le scénario se répète, à ceci près que les lémuriens sont bruns et sautent sur nos épaules lorsque l'homme en approche le bout de banane. Photos et selfies.


L'homme nous invite à continuer la visite, nous le suivons jusqu'au bout de l'île : une cabane, une très longue table ombragée d'un toit en feuilles, une trentaine de bassines en plastique alignées sur la table, dans chaque bassine de l'eau de mer, un bébé tortue de 3 mois et quelques petites crevettes desséchées flottant à la surface. Nous cherchons à comprendre mais  n'obtenons que des informations techniques. Des tortues pondent tout au long de l'année sur la plage en face de l'île. Ils ramassent les bébés tortues lorsqu'ils rejoignent l'océan, les nourrissent pendant 3 mois puis les relâchent lorsqu'elles sont en âge de brouter de l'herbe. L'eau des bassines est renouvelée 3 fois par jour, grâce à une pompe et un panneau solaire alimentant une citerne en charge. Qui organise? Qui finance ? Nous n'obtenons aucune réponse.

Tortues de 2,5 mois Male et femelle


Nous retournons sur nos pas. Arrivés près de la plage où nous avons débarqué, nous voyons arriver une vedette d'un resort amenant un couple de touristes. L'homme du premier accueil les attend ; il les confie à son collègue, sort un carnet à souches numérotées, en détache 2 billets imprimés sur du beau papier glacé et nous les donne en nous demandant 30000 ariany qu'il viendra chercher au bateau avec sa pirogue. Sur les billets : « Aire protégée - Nosy Antsoha - www.lemurialand.com ».

Nous poursuivons notre route et arrivons dans la Honey river en milieu d'après-midi. Sorte de fjord à la malgache : un banc de sable à l'entrée, heureusement suffisamment profond, large entaille entre des collines, de belles plages, des boutres amarrés près de cases isolées, un village entre plage et mangrove, la fin s'élargit en s'aplatissant en palétuviers.

Nous allons au village en annexe. Sur l'eau, nous trouvons une maquette enfantine de pirogue à voile ; nous l'emportons.

Avant même d'avoir atterri, un homme s'approche de nous avec trois enfants. Nous leur donnons la maquette et le reste des biscuits maison amenés à leur attention. D'autres enfants apparaissent, qui réclament une part du butin : j'entame un paquet de biscuits industriels. L'homme se prénomme Daniel, il est l'un des deux instituteurs du village et nous en propose la visite ; il parle très bien français, nous le suivons. Il nous montre la case du chef du village, élu par la population ; c'est un musulman, et il y en a peu à Honey river  ; la majorité de la population de 100 habitants est catholique, et il y a une petite dizaine de baptistes ; sa case est particulièrement bien construite et décorée ; on sent l'homme d'influence qui sait se faire aimer ; il est absent du village actuellement. Nous traversons le village en posant de nombreuses questions. Un enfant pille des épis de riz dans un mortier pour détacher les grains ; sa mère ventile le grain obtenu dans un tamis pour en retirer les écorces ; ce travail est fait au jour le jour, les épis étant stockés après récolte dans un silo sur pilotis à l'abri des rats ; Daniel, notre guide, nous explique que, faute de terres cultivables horizontales , les paysans brûlent les collines pour y planter du riz pendant la saison pluvieuse ; l'opération peut être répétée deux fois avant que la roche-mère n'apparaisse, l'île verte devient ainsi l'île rouge.
 La fontaine

Pilage du riz

Nous arrivons à la bibliothèque-ludothèque du village, accueillis par le bibliothécaire ; c'est un homme âgé, pasteur des baptistes ; il est salarié par l'association réunionnaise qui a financé le bâtiment, construit à l'occidentale, ainsi que les livres et les jouets ; l'ensemble est très bien tenu, et semble être devenu un spot pour les plus jeunes. Nous arrivons à l'école, composée de deux classes pour 70 élèves venant des villages d'alentour ; c'est également un bâtiment construit à l'occidentale avec un toit en tôle. Daniel a 51 ans. Il a fait ses études d'instituteur dans  la petite ville qui fait face à Nosy Be. Il a postulé à cette école il y a 11 ans parce qu'un médecin français l'avait fait construire et en payait le fonctionnement, dont le salaire des instituteurs, actuellement de l'ordre de 1,5 € par jour sur 365 jours par an. Depuis, le médecin est reparti en France, mais les parents d'élèves se cotisent pour payer les deux salaires, parfois en nature, la case occupée par Daniel ayant été construite par la communauté. Le gouvernement ne perçoit aucun impôt des villageois, mais ne finance rien. La classe que nous visitons est celle des 6 et 7 ans, l'autre accueille les 8, 9 et 10 ans ; elle semble très bien tenue et correctement équipée. Lorsqu'il pleut, le bruit de la pluie sur le toit en tôle empêche de faire la classe, alors on fait les devoirs. L'école dispose de deux latrines extérieures, curieusement ouvertes aux 4 vents.




Nous visitons ensuite la source du village ; l'eau est captée dans un réservoir, puis distribuée par une pompe solaire en trois points dont un lavoir.

Nous assistons ensuite à une séance publique de coiffure ; un jeune homme coupe les cheveux d'un jeune garçon ; il tient conjointement une lame de rasoir mécanique et un peigne entre le pouce et l'index pour raser toute la tête à longueur constante ; c'est surprenant d'efficacité et cela m'explique comment font les jeunes gens pour être toujours très élégamment coiffés, la tête en partie rasée, en partie taillée très court.

Retour sur la plage, un homme répare un boutre monté sur la dune. Son outillage semble réduit au maximum ; en tant que serre-joint, il utilise une corde qu'il raccourcit à la dimension souhaitée en la tordant avec un bâton.


Jeudi 18 octobre

Honey river, mouillage.

L'objectif de la journée est une petite île, probablement déserte, nommée  Nosy Shaba ou Beroga.

Elle devrait nous permettre de mouiller à l'abri des vents d'Ouest, au risque de devoir repartir en pleine nuit si le vent tournait à l'Est en prenant de la force, ce qui est improbable en cas de temps nuageux limitant les différences thermiques entre terre et mer. Et ce mouillage nous évitera une nuit en mer pour atteindre le suivant sur notre route.

Journée de navigation slalomante entre îles et haut-fonds, vent très faible à modéré évoluant de l'Est à l'Ouest en passant par le Sud.

Nous quittons peu à peu la zone de navigation de Nosy Be : de moins en moins de pirogues, d'autant que nous nous éloignons de la côte, quasiment plus de boutres.

Arrivés en vue de l'objectif, nous sommes étonnés par 4 grandes colonnes s'élevant de la colline la plus élevée. Elles ne ressemblent à rien de connu, ni surtout à quoi que ce soit d'imaginable dans cette île oubliée.

Une fois mouillé, nous descendons sur la plage, où un chemin montant dans l'île est bien visible.

Ce chemin est étonnant en ce qu'il se transforme rapidement en une piste suffisamment large pour un véhicule, sans autres traces que quelques bouses de zébus. La piste amène à une autre piste qui devrait se diriger vers les colonnes ; elle porte des traces anciennes de charrette, ou du moins deux traces très parallèles et très étroites. Les colonnes sont en vue. Elles sont construites sur une colline arasée, sur des socles carrés en pierres jointoyées, enduites en ciment, décorées de têtes de zébus peintes, entourées de tables en pierre et de petites pierres dressées établies en cercle. Au centre du cercle, une charrette attelée à deux zébus , de laquelle un homme décharge de très beaux fauteuils de jardin pour les installer dans ce qui ressemble maintenant à un temple païen.


L'homme ne parle pas du tout français, il est incapable de comprendre nos questions et d'y répondre. Mais, de cette colline dominant en partie l'île, nous voyons au loin une grande maison construite à l'occidentale. Serions-nous sur l'île d'un milliardaire ?

Un chemin semble y mener, qui porte des traces récentes de la charrette. Nous le suivons, passons un pont construit en béton mais déjà fendu, aucun ferraillage n'étant visible. Le chemin est maintenant bordé de plantes ornementales qui ne doivent rien au hasard. Nous arrivons près de la clef du mystère : à droite, une très grande zone visiblement aplanie au bulldozer. Elle serait de taille à accueillir un petit avion, mais quelques arbres épars et des buts de foot construits en branches l'empêcherait d'atterrir.

À gauche, une décharge, une épave de bulldozer, la moitié avant de ce qui aurait pu être l'African Queen de Bogart, un jeu de bouteilles de soudure, acétylène et oxygène, rouillant leur fin de vie appuyée sur un arbre, puis un tracteur en réparation, enfin un atelier ouvert aux vents, construit en branches et feuilles, penchant du côté de sa fin. Sous le toit de l'atelier, une machine à bois combinée datant d'avant-guerre, mue par un moteur électrique, apparemment en état de marche à défaut d'être en état de donner confiance. Un homme y travaille, qui nous accueille très agréablement en répondant à nos questions : l'île a été aménagée il y a 11 ans pour accueillir un resort situé un peu plus loin, tout, jusqu'au sable de construction, ayant été amené de la région de Nosy Be par des barges de débarquement. Nous lui demandons si nous pouvons nous y promener à pieds, il se propose de nous accompagner.

Tout en discutant avec lui, nous passons devant la « Central électrique » comme l'affiche le fronton d'un bâtiment industriel sans âge dont s'échappe le bruit de plusieurs gros diesels. Quittant la zone technique, le chemin est large, ratissé bien plat, les arbres et plantes taillés individuellement. Nous arrivons à un premier groupe de logements, construits à l'occidentale, complètement clos de portes vitrées et probablement climatisés, allées et jardins dignes du Touquet. En face, une vraie piste d'aviation en herbe jaunie, marquée au sol par des implants de béton peints de bordures blanches. De la manche à air, il ne subsiste qu'un squelette rouillé. Nous passons devant une piste de jeu de boules en suivant une allée composée de deux bandes gazonnées encadrant un centre parfaitement ratissé, arrivons devant la piscine, immense, toujours guidée par notre menuisier. Il nous amène à la porte du bar, nous annonce en malgache sans entrer, nous invite à entrer. Nous demandons si nous pouvons entrer en chaussures, le barman, tout sourire, nous le confirme, en nous demandant ce que nous voulons boire. Derrière lui, un alignement de bouteilles de toutes marques d'apéritifs et d'alcool, et une bonne centaine de verres de toutes formes et tailles, mais personne d'autre dans la salle. Nous déclinons la proposition, prétextant avoir laissé notre argent au bateau ; je regretterai par la suite de n'avoir pas répondu « Si c'est sur le compte du patron... ». Une hôtesse nous rejoint Très classe tout en restant très simple, parlant parfaitement le français comme le serveur, tous deux répondent à nos questions. Le resort de 35 logements n'est ouvert à la clientèle qu'en août et septembre. Il emploie pourtant à l'année une petite cinquantaine de personnes, toutes logées sur l'île. L'eau douce est fournie par un lac artificiel qui se remplit à la saison des pluies. Tout, alimentation, légumes, et jusqu'à 1000 litres de gasole, est livré chaque semaine par un boutre.

Aujourd'hui est un jour exceptionnel : le patron a annoncé sa venue pour le WE, il doit arriver ce soir, venant de Nosy Be par la mer en vedette rapide. Les quatre colonnes font référence à une tradition locale d'un lieu sacré ; les fauteuils ont été installés pour permettre au patron d'admirer le coucher du soleil.

Pour le retour, nous reprenons le chemin emprunté à l'aller. Le contraste entre le luxe commercial occidental et la pauvreté technique indigène est saisissant ; combien de temps un tel déséquilibre peut-il perdurer ?

Arrivés aux 4 colonnes, l'homme et la charrette sont invisibles. Cinq fauteuils sont alignés face au soleil déclinant. À cinquante centimètres devant celui du milieu, probablement réservé au patron, une très belle et très récente crotte de zébu l'attend, comme oubliée à son intention ou laissée par innocence. Qu'importe, Bernard tient à y associer son souvenir, je prend une photo qui en témoigne. Nous nous asseyons dans les fauteuils, pour admirer le coucher du soleil, avec grand respect pour la crotte. Dommage, le soleil était caché par des nuages et le patron n'est pas venu.

Soirée un peu rouleuse, le vent d'Est ne s'est pas levé et la nuit était finie que le vent du Sud-Ouest soufflait encore.


Samedi 20 octobre

Baie de Moramba, mouillage Nord-Ouest.

Nuit très rouleuse, malgré le mouillage arrière redirigeant l'avant du bateau vers la houle de Sud-Ouest.

Nous souhaitons aujourd'hui rejoindre l'Ampondrabe Rivière, une très très grande baie dans laquelle on nous a indiqué un mouillage, à 5 miles dans le Sud-Est de la pointe Ouest.

Le traditionnel vent d'Est du matin nous fait défaut, à moins que le régime habituel ne soit pas celui des vents de terre et de mer, celui de Nosy Be.

Parcours classique, vent faible de Sud-Ouest le matin adonnant à l'Ouest en forcissant à partir de 11 heures.


La pêche est fructueuse, une petite bonite, que nous mangerons ce soir en mi-cuit à l'ail, et 3 barracudas de

60, 70 et 100 cm de long que nous avons l'intention de donner au prochain village rencontré.

Dès qu'un poisson est repéré au bout de la ligne de traîne, je vérifie que la route soit claire, puis je remonte la ligne pendant que Bernard s'immisce dans la jupe, sous l'annexe suspendue au portique, en attente de ramener le poisson dans la jupe et de lui lier la queue pour lui interdire de s'échapper. Il lui faut ensuite récupérer l'hameçon et le leurre, puis je refile la ligne à l'eau.

Deux incidents vont perturber ce mode opératoire. Le premier n'a eu d'importance que pour le barracuda trop vorace qui a mordu à notre hameçon : probablement avons-nous tardé à le repérer au bout de la ligne, ce qui a permis à l'un de ses voisins de lui croquer proprement la queue. La mer, c'est dégueulasse, les poissons se bouffent entre eux.

Le second incident aurait pu être tragique. Alors que Bernard ramène un des 4 poissons à bord, j'ai un regard machinal vers la côte ; elle m'apparait bien proche, mais peut-être est-ce parce que j'ai changé de position dans le bateau pour relever la ligne ; qu'importe, je me lève pour voir devant et je vois, à quelques dizaines de mètres, un homme pagayant très vivement pour éviter notre trajectoire en se dirigeant sous notre vent ; arrêt du pilote, lof jusqu'au vent devant, je me précipite sous le génois pour constater qu'il y a deux pirogues dont les voiles et mâts sont posés sur les traverses et que ça passe assez largement. Ouf ! J'avais pourtant bien regardé sous le génois avant de commencer la remontée de la ligne de pêche et je n'avais rien vu : génois descendant très bas, obligeant à se pencher au raz de la lisse et de l'eau pour voir dessous, creux d'un bon mètre, pirogues très basses sur l'eau, 40 à 50 mètres de ligne à remonter... aucune excuse, des circonstances atténuantes ? Bernard me dit que, dans la marine marchande, on se rassure en disant que la vague d'étrave écarte les pirogues...

Arrivés dans l'Ampondrabe Rivière, nous mouillons très loin de la plage, face à des cases de pêcheurs alignées sur la dune. Débarquant de l'annexe, un jeune homme s'approche ; nous lui demandons qui est le chef du village pour lui remettre les 3 barracudas amenés avec nous. Le jeune homme parle un français très correct ; il nous dit que le chef est au village, à 5 kms dans les terres. D'autres hommes s'approchent ; lorsqu'ils comprennent que les poissons sont pour eux, c'est la ruée. En quelques minutes, les deux plus gros sont découpés à la machette directement sur le sable, les morceaux sont répartis on ne sait selon quelle logique, vidés et nettoyés dans la mer et chacun retourne à ses occupations. Seuls restent avec nous le premier jeune homme et un ami à lui, un peu plus jeune, qui, on ne sait comment, à récupéré entier le plus petit des trois poissons. Ils se proposent de nous servir de guides sur la route du village, nous les suivons. Tous deux sont en grandes vacances du lycée de Majunga situé à une centaine de kms  ; l'un à 18 ans, il va entrer en terminale, son père est pêcheur, de religion catholique, il veut plus tard travailler « dans les bureaux » ; le second a 16 ans, il va quitter le collège pour entrer en seconde, il est musulman et suit des cours d'arabe et de coran prodigués par un imam extérieur aux établissements d'enseignement, il voudrait devenir mécanicien-motoriste.

Nous les suivons sur une large piste qui nous éloigne du cordon dunaire en suivant la rive droite d'une très large vallée occupée à cet endroit par des arbustes. Un peu d'eau douce coule sur le chemin, nous la pensons issue d'une source située sur le versant de la vallée et nous déplorons qu'elle ne soit pas captée en vue d'une exploitation maraîchère. Nous découvrons bientôt que c'est une rivière située en amont de la vallée qui se répartit dans un delta où l'eau affleure à de multiples endroits. Nous traversons maintenant de très grandes rizières, le chemin étant parfois recouvert de 30 cm d'eau douce.




 Chemin faisant, nos guides nous indiquent qu'une fête coutumière, boxe et danse, a actuellement lieu dans le bourg où ils nous mènent. Ils nous promettent de nous ramener cette nuit à la plage, car le réseau de chemins est développé et nous craignons de ne pas retrouver notre  chemin. La proposition est tentante, nous trouverons bien à manger sur place, mais Bernard craint que la nuit soit propice au vol de son annexe laissée sur la plage, et nous souhaitons partir demain à l'aube en raison de la longueur de la prochaine étape. Nous laissons nos guides et repartons à la plage. Nous y arriverons à la nuit tombée, après quelques petits détours, les quelques indigènes rencontrés  n'ayant pas compris nos demandes de « chemin vers la plage ».


Dimanche 21 octobre

Ampondrabe Rivière, mouillage à 5 miles dans le sud de la pointe Ambararata.

L'objectif d'aujourd'hui est de rejoindre le grand port de Majunga, situé à une soixantaine de milles au Sud-Ouest. L'étape promet d'être longue, d'autant qu'elle risque de nous voir vent debout. Et arriver après la nuit, après seulement 12 heures de jour, n'est à l'évidence pas souhaitable.

Nous mettons en route au moteur dès le lever du soleil pour sortir de la baie. Petit déjeuner sur le pouce, toilette de chat. En mer, le vent est trop pointu pour que l'on puisse faire route directe. Nous essayons de tirer un bord pour nous éloigner de la côte, c'est peine perdue, le vent n'adonne pas : route directe au moteur à 30° du vent, grand-voile hissée-bordée.

Peu à peu, le vent adonne en forcissant, la mer devient forte. Un paquet d'embruns passe au dessus de la capote et asperge le cockpit ; nous réduisons d'abord le génois qui risque d'être endommagé par une vague plus forte que les autres, puis un ris dans la grand-voile.




 










navigation intense à l'approche de Majunga


Arrivés en vue de Majunga, le vent est établi à 22 noeuds, rafales à 25. Nous sommes surtoilés mais, pressé d'arriver, ne prendrons pas le second ris.

Un brise-lames est censé protéger un avant-port. Il ne protège rien, le vent de Sud-Ouest ui étant parallèle. Puis un long quai accueille les caboteurs et les petits cargos. Il se poursuit par une zone indescriptible, où de vieux cargos échoués et rouillés attendent on ne sait quoi, face à des bâtiments bruyants aux fonctions indéterminables, le tout entremêlé de boutres au repos ou en déchargement, à dos d'hommes marchant 50 mètres dans la mer. Enfin, le port des pirogues de pêche au mouillage ou échouées à marée basse. Le tout baigné par une eau limoneuse à en être beige-marron, parcourue par des pirogues à voiles sur-toilées et rapiécées dont on ne sait ni d'où elles viennent ni où elles vont, encombrée de grosses tonnes en fer mouillées sur corps mort, en attente de quelque coque souhaitant s'y frotter courant aidant le vent.

Aucun voilier de plaisance, rien qui permette de savoir où se poser : nous mouillons en face du cimetière des cargos, par très faible fond, 1,7 m à marée basse de morte-eaux.

Vent, clapot, roulis et bruit toute la nuit.


Lundi  22 octobre

Majunga, entre ports de commerce et de pêche

Au réveil, le roulis et le bruit de la nuit se sont dissipés.

Nous assistons au départ des pirogues à voiles vers leurs lieux de pêche. Elles ont quitté leur mouillage bâbord amure pour éviter un haut-fond et viennent empanner près de nous pour repartir sur l'autre amure. Ce n'est pas simple, il faut faire pivoter la voile latine devant le mât puis changer le côté du rappel.











Vers 9h00, marée basse, il reste 1,7 m d'eau. Une grande pirogue de transport vient mouiller entre nous et la terre ; des hommes d'équipage se  mettent à l'eau et en déchargent le contenu sac par sac, en marchant dans la mer, l'eau à la ceinture, jusqu'à une cale.

déchargement du boutre














Une pirogue s'approche, montée par 4 rameurs. Elle nous demande de partir pour installer son filet de fond.  Nous nous exécutons et nous nous dirigeons vers le village de Katsepy, de l'autre côté de l'estuaire, distant de 5 milles, où nous espérons trouver le calme.

Nous ne serons pas déçus.

Katsepy est le terminus de toute la rive gauche de l'estuaire. Une route en terre sableuse y amène camions, mini-bus et voitures de toute la région pour les embarquer sur un bac jusqu'à Majunga. L'embarquement et le débarquement se font sur le sable de la plage, à marée haute, sur une sorte de chaland de débarquement muni à l'avant d'une porte pivotante.


Le village est un mélange improbable de cases plus ou moins traditionnelles, de bungalows en tôles, de vieux bâtiments administratifs et de quelques maisons récentes qui ne vont pas le rester longtemps. Une restructuration urbaine a tenté d'apporter un peu d'ordre dans le chaos, mais elle s'est arrêtée en chemin, laissant des no man's land à la place de ce qui a dû être des bidonvilles. Un semi-remorque de 38 tonnes, transportant un liquide inflammable, probablement essence ou diesel, est garé sur la route ; ses pneus sont usés jusqu'à la trame. Une mosquée dénote complètement par son entretien méticuleux ; ses appels à la prière voudraient prendre le dessus sur le beuglant qui regroupe tous les désœuvrés du coin. Des zébus et des chèvres sont partout en liberté, ils cherchent une hypothétique nourriture dans les déchets laissés sur la plage par le fleuve. Des pirogues ancestrales concurrencent des vedettes en plastique en tant que taxi. Mais le franchissement de l'estuaire évite un détour de près de 5 jours de piste, et permet de rejoindre la route goudronnée menant à la capitale Tananarive.

 Katsepy

On nous indique le restaurant de Mme Chabaud, bordant la plage  vers l'estuaire. Nous y fêterons l'anniversaire de Bernard dans la simplicité et une relative fraîcheur, et pourront même y faire laver notre linge. Mme Chabaud et sa sœur ont hérité cette vaste propriété de leur mère, ainsi qu'un hôtel et un restaurant à Majunga, et elles les laisseront à leurs enfants s'ils veulent bien quitter leur nouvelles vies occidentales. La propriété est méticuleusement entretenue, avec les moyens du bord et un manque de goût à la hauteur des salaires locaux : allées en sable méticuleusement ratissées, bordures en plaques de ciment dépareillées, tonnelles attendant le prochain cyclone pour finir leur vie, clôtures rafistolées, bric à brac de briques et de broc.

Lorsque nous revenons récupérer notre linge, comme convenu, au coucher du soleil, l'employée qui s'est chargée de le laver ne sait pas nous dire ce que nous devons. Je lui demande si cela veut dire que c'est à nous de fixer le prix, elle acquiesce. Mme Chabaud lui a-t'elle permis de réaliser ce travail à son propre compte ? La servilité de cette employée est-elle telle qu'elle considère que seuls les « vazas » (les occidentaux) ont le droit de décider ?

Nous revenons au bateau avec notre linge propre et presque sec.

Le courant de marée qui vide la baie atteint 2 nœuds, nous sommes presque en marée de vives eaux.


Mardi 23 octobre

Village de Katsepy mouillage.

C'est décidé, les augures ne sont pas mauvaises à défaut d'être bonnes, nous partirons ce soir pour la traversée du Canal du Mozambique.

 Levés avec le soleil, nous retournons à Majumba pour souscrire aux obligations administratives de sortie du territoire, pour faire le plein de fruits et légumes et le complément d'épicerie.

Cette fois, nous mouillons en face du port aux Boutres, un peu écarté des nombreuses goélettes en attente d'affrètement, par quelques mètres d'eau. Comment les petits cargos qui sont à quai un peu plus loin y parviennent-ils ? Probablement le quai est-il dragué et les cargos y arrivent-ils à marée haute ?

Pour l'instant la marée est à mi-hauteur descendante. Nous nous dirigeons en annexe vers le vieux port aux Boutres, à travers les goélettes au mouillage. Le port est rempli de bateaux échoués dans la vase. Sur la rive droite de l'avant-port, donc à notre gauche, un homme nous fait signe de le rejoindre. Nous croisons deux femmes pêchant au filet, l'eau à la poitrine, les  pieds dans la vase.



Encore loin de la rive, nous voici arrêtés par le manque d'eau ; nous mettons pieds à l'eau ; aussitôt, nous enfonçons dans la vase molle jusqu'aux mollets ; tentant d'en arracher le pied, je perds ma chaussure qui reste enfouie. Toutefois, j'ai remis le pied dessus, je la sens, et je parviendrai à la récupérer en plongeant le bras pour fouiller la vase. Notre interpellant est très accueillant, il nous aide à remonter l'annexe sur la cale qui succède à la boue et se propose de la gardienner jusqu'à notre retour dans l'après-midi, pour 15000 ariany. C'est hors de prix pour Madagascar, où le salaire moyen est de 5000 ariany par jour. Mais c'est moins cher que de se faire voler l'annexe, son moteur ou les deux. Et le service est de qualité : on nous apporte un seau d'eau pour nous laver les pieds de la vase qui les englue. C'est beaucoup mieux que rien, mais l'eau a été tirée de l'avant-port, elle est aussi sale que salée et la vase s'est infiltrée partout, jusque sous les ongles de pieds maintenant bordés de noir.

Première étape, à pieds, la banque, où l'exercice consiste à retirer juste assez d'argent malgache pour les dépenses d'aujourd'hui, faute de quoi nous resterions avec. Nous sommes dans le vieux quartier, mais les rues sont larges, dotées de trottoirs en bon état. On pourrait presque se croire en Europe, à la circulation près, dont la seule règle semble être de faire attention à tout.

Ensuite, petit détour par le « baobab de Majunga » qui, avec son diamètre de près de 10 m, occupe tout un rond point de l'avenue du bord de mer. En face, la résidence des gouverneurs fait preuve de l'intérêt que ces gouverneurs attachaient à leur personne et du mépris profond de celui des indigènes.

Retour indirect au port des Boutres par le boulevard du front de mer. Une fête foraine installe ses auto-tamponneuses et ses trains d'épouvantes ; où peut-elle le faire, hormis dans les quelques grandes villes accessibles par la route. Arrivés à la pointe, visite au bureau du port pour la « clearance », attestation administrative de sortie du pays. Le bâtiment est ancien, mais il a été récemment réhabilité. Nous entrons dans une grande pièce dont les grandes fenêtres grillagées mais ouvertes compensent la chaleur naissante, aidées par un petit vent de mer. Un sous-plafond de dalles polystyrène suspendu à des profilés alu, une peinture des murs agréables, de beaux et grands carreaux de céramique brillante au sol, dont, malheureusement, une vingtaine manquent au milieu la pièce, qu'il suffirait de recoller car ils ont été stockés le long d'un mur. Autour de cette tache, quatre bureaux alignés le long des quatre murs, L'un est de meilleure qualité que les autres ; c'est celui de la chef de service, dame élégante, bijoux discrets et fine monture de lunettes tarabiscotée ; elle nous demande  35000 ariany pour prix de ses services, en laissant en blanc la case « montant perçu » de l'attestation qu'elle nous remet. Au bureau voisin, totalement vierge,  un homme d'allure sportive dont la seule fonction semble être d'aller faire des photocopies dans un bureau voisin à la demande de la précédente. Ensuite, une jeune dame disposant d'un ordinateur portable ; quand nous sommes entrés, elle consultait son téléphone portable, comme si elle allait aux nouvelles ; lorsque nous sommes sortis, elle tapait sur son portable avec une moue de plaisir qui faisait plus penser à un mail à son petit ami qu'à un pensum administratif. Le dernier bureau était attribué à une troisième jeune dame, qui y disposait d'un ordinateur de bureau éteint ; lorsque nous sommes entrés, elle s'ennuyait ferme ; lorsque nous sommes sortis, elle s'était assoupie, la tête posée sur ses bras croisés : preuve que son bureau lui est utile.

La formalité suivante nous amène au bureau de la police de l'immigration/émigration, situé dans l'enceinte du port de commerce. Pour y arriver, nous repassons devant le port des Boutres, où des containers remplis de sacs - engrais, ciment, riz - sont vidés à dos d'hommes pour être rechargés sur des barges ou des goélettes échouées, à la file indienne sur des passerelles de planches.

Arrivant près du port de commerce, nous sommes abordés par un homme en civil, muni d'un badge autour du cou qu'il nous montre si vite qu'il entraîne notre méfiance ; il nous demande où nous allons, combien nous sommes à bord, et autres questions indiscrètes ; mais il nous guide vers le bureau de la police où nous devons nous rendre et dans lequel  il semble avoir ses entrées. Lorsque nous arrivons, le bureau est vide, meublé d'un petit bureau qui ne porte qu'un ventilateur branché sur l'ampoule électrique par des fils volants, ainsi q'une table avec six sièges dépareillés, qui porte un jeu de dominos. Deux des quatre hommes prenant le frais à proximité , à l'ombre d'une pile de containers, nous rejoignent. Tous sont en civil, seule la vieille inscription « Police de l'immigration » est susceptible de nous rassurer. L'un des deux hommes examine nos passeports avec beaucoup de suspicion ; il parle à l'autre en malgache, puis nous dit qu'il n'est pas habilité à inscrire notre sortie sur nos passeport, que son chef est en réunion, qu'il faut revenir après 11 heures.

Nous revenons après 11 heures, après être allés à pieds un magasin Leader Price et un marché couvert qui nous a déçu pour le peu de fruits et légumes qui y sont proposés. Rues larges, trottoirs entaillés d'égouts à ciel ouvert généralement, mais pas toujours, recouverts de plaques de béton mal jointives.

Retour à la police du port, les quatre sont maintenant dans la pièce, assis à la table de dominos, ils discutent en malgache. Le chef est reparti chercher son fils, mais il a laissé ses instructions et reviendra bientôt pour signer. L'un des quatre sort deux formulaires et un bic du petit meuble du bureau, redemande nos passeports et remplit les deux formulaires. Un autre sort des tampons du même meuble, un vieux morceau de papier, un feutre encreur, un flacon d'encre, et s'essaye à obtenir des tamponnages lisibles qu'il applique alors, avec une grande précision, sur la page du visa d'entrée. Nous attendons. Le chef arrive, il gare son scooter devant les containers, il porte un uniforme rutilant : chemise blanche impeccable, décorations multiples et multicolores, casquette à galons, pantalon de cérémonie, souliers vernis. Il examine nos passeports d'un œil méfiant, contrôle méticuleusement les formulaires, puiis nous demande 50000 ariary de frais. La somme n'est écrite nulle part. L'un des amis de Bernard, qui a accompli la démarche la semaine passée, a rapporté avoir payé 20000 ariary. Bernard discute, explique. Le chef ne lâche rien. Bernard sort un billet de 20000 ariany et l'étale sur le bureau. Le chef s'en empare, l'air dépité, le met dans sa poche devant les quatre autres hommes. Fin de la séance corruption.

Le port de commerce semble correctement équipé de très gros chariots élévateurs pour manier les containers de 20 pieds qui semblent ici les plus courants. Ils les chargent sur de vieux semi- remorques susceptibles d'en transporter un à la fois en ville, ou deux à la fois sur des semi-remorques modernes à défaut d'être neufs et correctement entretenus, probablement à destination de la capitale Antanarive, reliée à Majumba par une route goudronnée.

Nous prenons un tuk-tuk (1000 ariany par personne) pour aller réserver une table au restaurant de Mme Chabaud, dont le Guide du Routard écrit le plus grand bien et dont notre hôtesse d'hier revendiquait la propriété. Après 10 minutes d'angoisse circulatoire, nous arrivons dans une avenue à double chaussée, très animée et commerçante : les trottoirs leur sont entièrement dédiés, les clients et autres piétons devant se satisfaire d'éviter comme ils le peuvent l'imprévisible circulation. Le restaurant se trouve dans une petite rue adjacente, en terre.

Salle petite, un peu vieillotte, mais accueillante, ventilateurs de plafond efficaces, carte alléchante et moins onéreuse qu'annoncée par le guide, mais tout n'est pas disponible. Nous réservons puis, en attendant midi, allons repérer un marché couvert voisin dans lequel nous envisageons d'aller nous approvisionner en fruits et légumes pour la traversée vers l'Afrique. Le marché est constitué de trois halles métalliques en non état mais ouvertes à la chaleur qui devient difficile à supporter. La première est la halle aux poissons. On y trouve aussi des monceaux de crevettes, mais surtout des mouches, la glace étant la grande absente. La seconde halle aligne les tables faisant cantine à moins que ce ne soient une multitude de gargotes.

Retour au restaurant, la table voisine est occupée par un bel homme jeune et blanc au look d'aventurier. Christophe a 35 ans, il est belge francophone, fonctionnaire en disponibilité depuis qu'un divorce suivi de deux ans de déprime l'ait décidé à tout réaliser et à voyager, laissant en Belgique une fille de 13 ans. Depuis maintenant 3 ans, il va de pays en pays en avion, Amérique Latine, Afrique, Asie, au gré de ses envies, ne retournant en Belgique que pour faire soigner son diabète. Ses moyens arrivent à leur fin, il envisage de reprendre son travail dans la gestion écologique de l'eau, se disant fatigué de rencontres de bar que nous n'avons aucun mal à imaginer n'être pas toujours purement spirituelles. Nous l'engageons à suivre cette voie de raison, à défaut d'être parvenu à réorienter sa vie comme il l'a souhaité, tentant par exemple de s'établir et de travailler à Capetown.

Pavé de zébu pour Bernard, filet de mérou en ce qui me concerne, nous fêtons dignement ses 68 ans et un jour.

Retour à la troisième halle du marché couvert, après avoir cherché en vain un coiffeur ouvert en ce début d'après-midi de sieste. Il fait si chaud au soleil que l'ombre de la halle, difficilement supportable ce matin, est devenue maintenant agréable. Bernard consulte sa liste, et fait autant de fois le tour du marché qu'elle contient de lignes, avec des critères de fraîcheur et d'immaturité qui n'ont pas cours en ce lieu. Des vendeurs font la sieste, enterrés dans des caches constituées dans les caisses constituant leurs étals, d'autres allongés sur une natte à même le sol de ciment noir de crasse, d'autres donnent le sein tout en continuant à commercer, des enfants courent partout, un rat traverse une allée en trottinant, puis, quelques secondes plus tard, fait le chemin inverse.

Nous reprenons un tuk-tuk pour revenir au Leader Price avec deux sacs de fruits et de légumes.

Le Leader Price est climatisé, dispose d'un bar, vend du pain cuit on ne sait où et des produits qu'on a aucun mal à imaginer sortis directement d'un container venant d'Europe. Il dispose d'un personnel pléthorique et uniformisé selon la fonction : surveillance externe, surveillance interne, réapprovisionnement des rayons, vente. C'est un repaire d'européens et de malgaches branchés et probablement fortunés. Un couple attire mon attention ; lui, européen d'une soixantaine d'années, au front dégarni, plutôt français moyen que vedette de cinéma ; elle, malgache d'une trentaine d'années, plutôt vedette de cinéma que française moyenne, short blanc ultra-court sur des jambes à en perdre la verticale ; curieusement, ils ont l'air de bien s'entendre, discutant de leurs achats comme tout autre couple le ferait ; la dame semble même sympathique, voire bienveillante et même intelligente ; tout semble possible dans le grand marché de la reproduction de l'espèce : grands et petits bonheurs, grandes et petites souffrances, grandes et petites turpitudes.

Nous revenons à l'annexe chargés d'un carton de plus, toujours en tuk-tuk, après avoir dépensé nos derniers ariary. Le gardien l'a bien gardé, la remontant sur la cale à mesure de la marée.

Lavage des fruits et légumes, transfert du moteur de l'annexe sur le balcon arrière, rangement de l'annexe sur le pont avant, mise en place du régulateur d'allure, rangement de l'épicerie, nous quitterons Madagascar ce soir. Pour ma part, ce sera sans envie de retour. Tristes tropiques, l'humanité est un long chemin.

Vers 21h30, comme prévu par les fichiers prédictifs des vents qui nous servent de météo, le vent d'Est s'est levé. Nous partons dans le noir, plage avant éclairée pour nettoyer l'ancre et la ranger dans la pointe avant. Nous ne sommes pas seuls : la plupart des goélettes au mouillage sont parties dans le noir, sans même que nous nous en apercevions, et font route avec nous vers le cap Saint-André pour suivre ensuite la côte vers le sud. Probablement n'étaient-elles pas en attente d'un affrètement, mais d'un vent favorable pour partir livrer leur chargement de produits importés sur la côte, comme avant guerre en France, avant que les moteurs ne révolutionnent le cabotage.

Seules quelques-unes des goélettes qui se suivent de près sont éclairées d'un lumignon ou d'une guirlande de foire ; les autres ne sont qu'ombres dans la nuit, charge à nous de les éviter, ce que nous ferons en nous éloignant plus qu'elles de la côte.

Grand largue bâbord amure, le vent d'Est se renforce à faire surfer le bateau sur des vagues vite formées sur les fonds de 20 mètres du plateau continental. Nous réduisons le génois, mais renonçons à prendre un ris dans la grand-voile, pressés de nous échapper des vents côtiers et escomptant l'embellie prévue par les fichiers de vent.

Dans la nuit, nous dépassons le cap Saint-André. Le vent d'Est vire alors au Sud-Est, nous permettant de gagner au Sud au près sur la même amure, jusqu'à arriver précisément sur l'île Nosy Chesterfield où il refuse, nous obligeant à virer vers l'Ouest-Nord-Ouest.

 Port des boutres gréés en goélette



Le Baobab de Majunga: plus de 20m de circonférence pour seulement 10m de hauteur




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